Un article de Yazid Arifi
 

8 mois que l’Ecole Démocratique de Paris a ouvert.
8 mois que ses membres, grands et petits, s’emploient à réinventer l’éducation, la relation à l’autre et la vie en communauté.
Et 8 mois qu’ils suscitent l’intérêt d’un nombre croissant de personnes, intriguées par ce curieux établissement scolaire où les enfants sont heureux et épanouis !

En bonne place au classement des interrogations qui turlupinent le plus les personnes que nous rencontrons, figure la question de l’apprentissage. S’il ne fallait en retenir qu’une, ce serait bien celle-là. Pour être plus précis, ce questionnement général se décline sous plusieurs formes :

  1. Les enfants ne risquent-ils pas de ne rien apprendre, s’ils n’y sont pas contraints ou a minima encouragés par un corps professoral ?
  2. Comment les enfants apprennent-ils les bases qui leur serviront pour avancer dans la vie ?

Fondamentalement, ces deux questions renvoient à la perception communément partagée de l’apprentissage. Quelle est-elle ? C’est tout simple : il n’y a qu’un et un seul mode d’apprentissage qui soit valable, c’est celui de l’enseignement.
Certes, une majorité des personnes qui s’intéressent à la question de près ou de loin sont disposées à concéder que l’on peut apprendre dans d’autres contextes¸ seul ou à travers l’interaction avec des pairs.
Ceci étant dit, il n’en demeure pas moins, d’après l’écrasante majorité de la population, que la voie royale, le passage obligé de tout apprenant, l’étape indispensable à laquelle il doit consacrer au bas mot une quinzaine années de son existence, c’est celle qui consiste à se soumettre à l’autorité d’un professeur afin de se faire transmettre des connaissances bien précises, dans des conditions bien précises.

Nous reviendrons plus loin à la question du contenu de l’enseignement. Mais commençons d’abord par interroger la conception ultra-majoritaire des modalités de l’apprentissage, qui associe de celui-ci de manière inextricable à la présence d’un sachant exerçant une autorité sur l’apprenant, dans un rapport clairement dissymétrique où ce dernier n’a d’autre choix que celui de se conformer aux attentes du premier.

Sur l’apprentissage sous la contrainte

En quoi cette conception est-elle problématique ? Au moins pour deux raisons. D’abord, bien qu’il soit vrai qu’il ne peut y avoir apprentissage qu’à condition qu’il y ait transmission d’information entre les individus, ou entre les individus et la nature, il est en revanche malaisé de justifier le rapport de chefferie qui devrait s’instaurer par définition entre « le sachant » et « l’apprenant ». Au nom de quel principe le savoir ne pourrait-il être transmis que par une personne statutairement supérieure dont il faudrait chercher continument l’approbation, dans le cadre d’un éternel chantage à l’évaluation (cf. l’article à ce sujet dans le blog) ?

Dans le même ordre d’idées, il paraît tout aussi ardu de légitimer le caractère unilatéral de la relation qui devrait prétendument s’instaurer entre ces deux personnages théoriques : l’apprenant ne peut-il pas lui-même devenir sachant, dans un autre contexte ? Pourquoi faudrait-il assigner les individus à des rôles prédéfinis, sans leur laisser la possibilité d’expérimenter toute la richesse de la dialectique ? Nous en faisons d’ailleurs l’expérience au quotidien : tous les jours, nos amis, notre famille, nos collègues apprennent de nous et nous apprennent des choses.

On le voit, c’est bien l’inégalité politique entre un sachant et un apprenant qui est en cause ici. Et le problème n’est pas de second ordre, car il va induire un rapport au savoir et à la connaissance profondément inadéquat et contre-productif.

En effet, en enfermant le concept d’apprentissage dans un processus formel marqué par la soumission à l’autorité d’autrui, la créativité, la curiosité et l’envie d’explorer de nouveaux domaines de connaissance sont nécessairement amoindries, voire définitivement éteintes. Qualités non requises par le cadre scolaire, elles seront remplacées par la quête du statut de « bon élève », à savoir la reconnaissance par le corps professoral de l’aptitude à restituer correctement le savoir qui a été transmis par le maître. Tout ce qui n’est pas requis par ce dernier est irrémédiablement marqué du stigmate de l’inutilité. En lieu et place de la volonté de découvrir, d’expérimenter et d’inventer, il ne reste donc plus que la docilité, dont l’origine étymologique est à elle seule tout un programme : « qui se laisse instruire ».  Quel regrettable appauvrissement de l’horizon de la connaissance… !

Pour que l’apprentissage devienne réellement apprentissage, il faut donc le libérer du carcan de l’autorité académique. En ouvrant les vannes de l’appétit intellectuel, en décrétant que tout savoir a une valeur et que toute personne a le droit d’apprendre et d’enseigner, c’est toute la fécondité de l’apprentissage que nous retrouverions !

C’est de cette réfection de nos sous-sols mentaux que nous avons besoin.

Sur les bases nécessaires à une vie sans souci

Après avoir battu en brèche cette idée étrange qu’on ne peut apprendre qu’à condition de passer par les fourches caudines de l’enseignant, surgit une autre objection à l’approche éducative démocratique : « sans l’encadrement de l’adulte, l’enfant apprendra certes des choses et sera heureux et épanoui…mais comment va-t-il acquérir les bases qui lui permettront de s’intégrer dans le monde social ? »

A la différence de la première observation, celle-ci est souvent émise par des personnes « de bonne foi », sincèrement convaincues de la pertinence de la démarche mise en œuvre dans les écoles démocratiques. Elle est l’expression d’une profonde inquiétude, liée à la somatisation de la norme scolaire comme garantie d’évitement de la mise à la marge de la société. Bien conscients des limites du système scolaire « mainstream », les tenants de l’argument des « bases nécessaires à une vie normale » estiment qu’en dépit du calvaire que celle-ci représente pour un grand nombre d’enfants, elle leur permet à tout le moins de développer les compétences qui leur permettront, en dernière analyse, de devenir des travailleurs et des citoyens normaux.

Que nos objecteurs nous permettent de leur répondre de la façon la plus directe possible : s’il y a une école dans laquelle les enfants s’emploient à acquérir les compétences qui feront d’eux des citoyens et des travailleurs adéquats…c’est PRECISEMENT l’école démocratique ! Car enfin, il faut avoir développé une conséquente aptitude à la cécité volontaire pour ne pas voir à quel point l’école dite « traditionnelle » est l’outil idéal de l’étouffement des spécificités individuelles, au profit d’une logique monolithique altérant profondément notre perception de l’apprentissage. Nous finissons par être intimement convaincus que ce dernier doit être saucissonné par disciplines théoriques, organisé sous forme de programmes scolaires (et qu’on ne s’avise surtout pas de vouloir faire de l’histoire ou de l’économie autrement que sous la forme préconisée dans les manuels !) assortis d’un rythme bien précis, le tout sanctionné par des évaluations régulières donnant lieu à notation et à classement (ah, ce concept mortifère du « premier de la classe »…).

C’est donc ainsi que les parents sont sincèrement inquiets de ce qu’un enfant puisse ne pas émettre le souhait de « faire des fractions » ou « de la grammaire », car cela serait rédhibitoire pour son développement personnel. Mais enfin, qu’est-ce que nos enfants retiennent exactement de ces centaines d’heures passées à écouter leurs professeurs leur raconter des choses a priori sans intérêt pour eux ? Je veux dire, que retiennent-ils après l’examen ? Car le problème reste encore et toujours le même : on ne va pas à l’école pour savoir et apprendre, on y va pour devenir un bon élève, ce qui est sensiblement différent !

Qu’on se le dise, donc : tout ce temps perdu à subir des cours à l’école, il n’en reste pas grand-chose en dernière analyse. Enfin, si : la lecture, l’écriture, le comptage et quelques autres choses encore… Tout ce dont on éprouve le besoin au quotidien ! De même, nous sommes nombreux à nous être enamourés d’une thématique à l’école, et à en avoir approfondi la connaissance hors des murs de l’école jusqu’à en devenir expert : l’histoire de la Rome antique, la philosophie classique, la littérature romantique… CE qui reste donc, c’est ce qui suscite notre intérêt, notre enthousiasme, le reste finissant irrémédiablement aux oubliettes.

Que tout le monde soit rassuré, donc : dans une école démocratique, les conditions sont réunies pour que les enfants apprennent un maximum, dans la mesure où ils ne s’y adonnent qu’à ce qui les intéresse ! Pas de temps perdu à s’infliger d’obscurs cours de trigonométrie ou de chimie organique sans en percevoir l’intérêt, pas de bornes fixées à la curiosité a priori au nom d’une complexité excessive, pas de compartimentation du savoir sous forme de disciplines distinctes (car oui, on peut faire des mathématiques tout en faisant de la cuisine, ou de la grammaire en débattant de la prochaine élection présidentielle), pas de coercition, pas d’évaluation : voilà les ingrédients qui permettront aux enfants de développer les « connaissances de base » qui leur permettront de « s’en sortir dans la vie » ! Car on ne s’en sort jamais mieux que lorsqu’on est passionné par ce qu’on fait.

Qu’il me soit permis de conclure sur un autre « savoir de base », celui de la citoyenneté. Car là où l’école « traditionnelle » prétend préparer des enfants à devenir de vrais citoyens, responsables et sensibles à la notion de bien commun, force est de constater que le résultat est aux antipodes des attentes : la compétition tous azimuts et l’aliénation générée par un apprentissage dénaturé produit des individus nombrilistes au possible, complètement insensibles aux valeurs de solidarité et bienveillance et tout à fait incapables de prendre au sérieux les problèmes collectifs. Seuls compteront à leur yeux la note, le classement, le salaire, et peu importe l’océan de malheur et de destruction qui prolifère à côté. Une fois supprimée cette forme mortifère d’apprentissage, c’est donc toute une série de comportements antisociaux délétères qui s’évanouissent : en lieu et place de la lutte de tous contre tous¸ c’est le triomphe du collectif, de la coresponsabilité et de l’altruisme.

Ainsi, pour avoir des enfants réellement épanouis, créatifs, solidaires, bienveillants et à la hauteur des défis civilisationnels majeurs qui nous attendent, il n’y a pas une infinité de solutions : désenchaînons l’apprentissage ! Prisonnier du carcan dans lequel on cherche à le figer à l’école traditionnel, il n’est que la pâle copie de lui-même. Mais libéré de ses chaînes, il est plus beau et authentique que jamais ! Longue vie à l’apprentissage émancipé !