Un article de Yazid Arifi
 
S’il est un point autour duquel se cristallisent les interrogations et les controverses lors des discussions sur le modèle éducatif de notre école, c’est bien celui du Conseil de Justice, cette institution en charge de traiter les transgressions du règlement et de réguler les conflits. En effet, parents, enfants et curieux sont toujours décontenancés par l’évocation d’un concept à la connotation aussi grave et martiale au cours de nos échanges.
Passée la phase de l’étonnement légitime, les questions se posent de manière plus précise, et elles sont au nombre de deux :
  • Une école qui érige l’épanouissement personnel, la bienveillance et l’entraide au rang de valeurs suprêmes a-t-elle besoin d’un organisme formel de régulation des conflits ?
     
  • L’ existence d’un Conseil de Justice n’est-elle pas en contradiction avec la bienveillance prônée par l’Ecole Démocratique de Paris et son objectif d’abolition des rapports de domination enfant/adulte ?
Le premier point interroge en profondeur le modèle éducatif promu par l’Ecole Démocratique de Paris et ses ressorts philosophiques. Il est vrai que notre établissement revendique d’être un lieu de vie dont les résidents partagent des valeurs aussi fondamentales que la solidarité, l’entraide et l’altruisme. Il est tout aussi vrai que la suppression du carcan scolaire traditionnel fait de compétition et de hiérarchie permet d’évacuer une bonne part des comportements individualistes générateurs de violence.
Pour autant, le cadre institutionnel le plus parfait ne permettrait pas de garantir l’absence totale de conflits, et ce pour des raisons qui sont d’ordre quasiment anthropologique. Une fois n’est pas coutume, je m’appuierai ici sur les réflexions d’un grand philosophe du 17ème siècle, Baruch de Spinoza, pour étayer notre argumentation. Ainsi, ce dernier apporte dans son Ethique (IV, 32) la réflexion suivante : « Dans la mesure où les hommes sont soumis aux passions, on ne peut pas dire qu’ils s’accordent en nature ». En tant qu’ils sont avant tout portés par leurs passions et leurs affects, les êtres humains ne peuvent donc convenir de tout. A rebours des hypothèses de bonté intrinsèque de l’être humain promues notamment par la pensée rousseauiste, Spinoza nous invite à considérer la conflictualité comme constitutive du champ des possibles de toute construction sociale...au même titre que les comportements vertueux, qui existent et qu’il ne s’agit pas de nier. Dans cette perspective, les groupes sociaux susceptibles de survivre à l’épreuve du temps sont ceux qui favorisent l’émergence des sentiments altruistes, et accommodent les disconvenances pour les faire coexister.
Pour parler plus précisément du cas de l’Ecole Démocratique de Paris, il n’y a ainsi aucune raison de considérer a priori qu’une communauté constituée d’enfants, d’adolescents et d’adultes issus d’horizons divers et dotés de personnalités hétéroclites communiera dans le consensus en toute circonstance. De même, il serait déraisonnable de faire le pari que les fortes individualités ne prendront pas l’ascendant sur celles qui sont plus réservées (en réinstaurant au passage une forme de domination), simplement parce que nous sommes dans une école démocratique et que « ces choses-là nous sont étrangères ». Et allons plus loin : rien ne dit que la disconvenance aura le bon goût de ne pas atteindre le seuil critique au-delà duquel il y a violence, celle-ci pouvant prendre, dans une école, des formes aussi détestables que l’agression physique et verbale, le harcèlement ou la stigmatisation. Lot quotidien des écoles traditionnelles, ces fléaux ne s’évaporent pas au seuil de la porte d’une école démocratique comme par magie.
Pour garantir sa viabilité, une communauté se doit de mettre en place des mécanismes institutionnels garantissant la régulation des conflits qui ne manqueront pas d’émerger en son sein. Dans le cas d’une école démocratique, un règlement intérieur construit collectivement ne suffit donc pas : un organisme qui permette de gérer les éventuelles transgressions est tout aussi nécessaire. Nous l’appelons « Conseil de Justice », en assumant l’héritage de l’école qui nous sert d’inspiration, la Sudbury Valley School.
Mais dans le détail, qu’est-ce que ce Conseil et comment fonctionne-t-il? C’est là que nous rejoignons le 2ème questionnement évoqué en introduction de notre propos. Il était évidemment inenvisageable de se doter d’un organe de régulation des conflits dont les principes de fonctionnement ne soient pas complètement cohérents avec le caractère démocratique et autogéré de l’école. Aussi, les membres en charge de l’administration du Conseil de Justice sont des responsables élus par le Conseil d’Ecole à la majorité absolue, pour un mandat à durée limitée. Tout membre de l’école ayant plus de 7 ans peut être élu comme responsable du Conseil de Justice, la limite d’âge s’expliquant par la nécessité de savoir lire et écrire pour remplir cette fonction. Les responsables du Conseil de Justice garantissent le traitement des plaintes des membres et supervisent les débats au cours des séances.
Par ailleurs, le Conseil de Justice se dote également d’un jury de 3 personnes, en charge de rétablir la réalité des faits, de déterminer les règles transgressées et participer à la réflexion autour d’une éventuelle sanction. La constitution du jury est le fruit d’un roulement quotidien géré par les responsables, ce qui permet à tous les membres de plus de 7 ans de participer au fonctionnement du Conseil. Elément important : tout membre de l’école a le devoir de remplir la fonction de juré lorsqu’il y est appelé. Le Conseil de Justice fonctionne de ce point de vue comme un service civique au sein d’une mini-société sans hiérarchie !
La façon dont les cas sont traités au sein du Conseil de Justice est également à la hauteur de nos ambitions égalitaires et démocratiques. Le Conseil se bâtit comme un espace d’échange dans le cadre duquel le/la plaignant(e) et l’accusé(e) délivrent sereinement leur propre version des faits, dans une logique constructive. Les responsables du Conseil, les jurés et tout membre participant aux échanges posent ensuite toutes les questions susceptibles d’améliorer la compréhension des faits par chacun.
Si les échanges aboutissent à la conclusion qu’une règle a effectivement été transgressée, l’assistance réfléchit ensuite à une sanction appropriée, l’ensemble des présents étant invités à participer au débat. La nuance avec une « punition » est ici névralgique : alors qu’une punition a pour but de réprimer un individu accusé d’avoir « fait le mal », la sanction contribue à la construction du collectif en sensibilisant l’intéressé(e) au respect du règlement intérieur. En tant que socle du vivre ensemble, celui-ci est le rempart garantissant à tous les membres qu’ils peuvent jouir de leur liberté à tout instant, sans empêcher autrui d’en faire autant. Aussi, la sanction se doit d’être en lien direct avec la transgression observée et de « faire sens » pour tout le monde. Au service du collectif, la sanction n’en est pas moins essentielle au développement individuel des membres, à leur construction émotionnelle et relationnelle. En effet, le contact avec l’altérité leur permet de découvrir leurs limites et de définir leurs équilibres personnels.
A mille lieues des logiques expiatoires des cours de justice traditionnelles, le Conseil de Justice est donc la soupape de sécurité dont une communauté horizontale et autogérée se dote pour permettre à chacun d’expliciter à tout moment ses ressentiments et frustrations dans un cadre apaisé. C’est de cette façon que l’Ecole Démocratique de Paris se consolide et assure sa viabilité en tant que corps. D’autre part, le fonctionnement démocratique du Conseil représente une garantie contre toute tentative de confiscation de cette institution par les personnalités les plus influentes du collectif, en particulier les adultes.
Complément nécessaire au Conseil d’Ecole, le Conseil de Justice est un organe indispensable au respect quotidien des valeurs qui font la spécificité d’une école démocratique : liberté, égalité, fraternité.
Vive le Conseil de Justice, et vivent les écoles démocratiques !