Un article de Yazid Arifi
 

S’il est un facteur qui a grandement contribué à la désagrégation des collectifs à l’échelle de la société, à l’exaltation de l’individualisme et, pour finir, au règne de l’appréhension et de l’anxiété, c’est bien la prolifération de mécanismes d’évaluation, de notation, de classement et d’affichage de palmarès de tout genre et en tout lieu.

Le succès rencontré par la rhétorique managériale a largement contribué à l’émergence et à la progression de ce qu’il convient d’appeler un paradigme de la note, ce dernier ayant atteint un niveau de prégnance conséquent au cours des dernières décennies.

A partir du monde de l’entreprise « classique », l’évaluation s’est en effet introduite dans pratiquement tous les domaines d’activité caractéristiques des sociétés contemporaines : la recherche, l’hôpital, la police, les arts, la culture, l’administration et, bien sûr, l’école et l’université.

Cet assujettissement de toutes les dimensions de la vie quotidienne à l’évaluation a été renforcé par le développement des nouvelles technologies et l’émergence de l’économie dite collaborative : désormais, nous sommes invités à procéder à la notation dans des cadres qui nous auraient étonnés il y a 15 ou 20 ans : le covoiturage, la sous-location, une soirée au restaurant, un voyage en avion…

Bien que l’idée de construire une communauté d’usagers en vue d’échanger des conseils de manière désintéressée soit totalement louable, l’on ne peut qu’être interloqué par la réduction d’expériences humaines complexes et hétéroclites à une simple note, un indicateur unique ayant vocation à être maximisé. Bien loin d’être une simple formalité administrative, l’évaluation devient un véritable paradigme se déployant désormais à grande échelle.

Élément décisif dans la mise au pas des corps sociaux, garantie d’une docilité inconditionnelle, l’évaluation revêt en outre l’immense avantage de rendre extrêmement difficile l’émergence de tout sentiment de communauté d’intérêt entre les évalués.

En imposant aux individus la dynamique de la compétition tous azimuts, l’évaluation généralisée réunit toutes les caractéristiques propres à faire surgir les instincts les plus égoïstes, et les comportements les plus délétères. Sous le régime de la note, nos existences se réduisent à une course infinie après l’approbation des chefs, dans l’espoir plus ou moins vain de se retrouver un jour, si nous sommes considérés suffisamment conformes à leurs exigences, du bon côté de la ligne de démarcation, avec eux.

Facteur d’atomisation des collectifs, l’évaluation prétend rendre à César ce qui est à César, en récompensant les individus méritant de l’être au nom d’une logique méritocratique.

A l’idéal égalitaire serait donc substituée une nouvelle forme de « justice »…

Or celle-ci pose un certain nombre de problèmes qui en remettent sérieusement en question la légitimité : qui détermine les critères d’évaluation et avec quelle légitimité ? En fonction de quoi sont-ils fixés et au nom de quelles valeurs ? Comment prendre en compte la dimension éminemment collective de toute « réussite » ou de tout « échec » ? L’évaluation permanente, immédiate et sans aucune forme de recul a-t-elle un sens autre que celui de récompenser un respect scrupuleux des normes hiérarchiques, voire l’aptitude au clientélisme ? Comment l’évaluation peut-elle raisonnablement se départir de l’arbitraire de l’évaluateur, qui est précisément celui ou celle avec qui l’on travaille ?

Fondamentalement, tous ces questionnements renvoient à un constat majeur : l’évaluation est d’abord et avant tout un outil au service des évaluateurs, enjoignant aux évalués de se conformer à leur conception du vivre ensemble, à adhérer à leurs valeurs, à s’approprier leurs façon d’agir, de sentir et de penser… et à ne considérer valables que les choses qui trouvent grâce à leurs yeux.

L’évaluation est l’outil au service de la domination des chefs, nous imposant leur conception du monde comme étalon de mesure de la valeur de nos vies. D'ailleurs, l’omniprésence du champ lexical de l’extériorité chez les dirigeants s’explique certainement par cette omniprésence de l’évaluation : nous sommes perpétuellement requis de « faire nos preuves » afin de « nous intégrer », de « nous faire une place » dans un univers qui nous est foncièrement étranger, dans la mesure où il est conçu par et pour les évaluateurs.

La remarquable ingérence de l’évaluation dans tous les recoins de la vie sociale et la difficulté que l’on éprouve à penser hors de son carcan sont essentiellement le fruit d’une familiarisation très précoce.

Ainsi, l’école « traditionnelle » inculque aux individus l’habitude de l’évaluation dès leur plus jeune âge...et de plus en plus tôt ! Nos enfants doivent faire droit à tous les réquisits de la performance et de la « maximisation de l’indicateur » : ils sont scrutés, notés, évalués, pressurés, stressés au point que leur vie se transforme très, trop souvent en une spirale infernale aux antipodes de ce que devrait être l’enfance.

Par ailleurs, l’enfant est très vite invité à s’adapter à la relation humaine telle qu’elle se donne à voir dans la salle de classe, jusqu’à la trouver naturelle et ne pas concevoir qu’on puisse envisager des alternatives. C’est donc ainsi que les petits camarades deviennent des concurrents auxquels il ne faudra que se comparer, et le faire en permanence, dans le but de « faire mieux » et de s’attirer les faveurs de l’adulte (qu’il soit professeur, entraîneur sportif, ou même parent), seul juge assermenté de la valeur des uns et des autres. Or celle-ci, en tant qu’objet de compétition et de lutte, est indissociable de la notion de classement et de sélection. In fine, elle débouche donc nécessairement à une distinction entre une minorité perçue comme « adéquate » et apte à reprendre le flambeau des dominants pour jouir du privilège de mesurer la valeur d’autrui, et l’immense majorité des « moyens », des « médiocres », des « élèves en difficulté », et des « échecs scolaires » purs et simples.

Ce monde social où chacun vit continûment sous la menace de l’épreuve, et est incité à son tour à mettre les autres à l’épreuve, pour les classer, les gratifier ou les éliminer, il est temps de dire que nous n’en voulons plus !

Cette position a été fondamentale dans la définition du projet éducatif de l’Ecole Démocratique de Paris qui, en libérant les enfants du professorat, des programmes, des classes d’âge et des évaluations, met fin à cette mécanique insensée de mise en concurrence perpétuelle des personnes reposant sur l’octroi de récompenses individuelles, indexées sur des objectifs fixés de façon arbitraire par les maîtres, en fonction d’exigences totalement étrangères à ceux auxquels elles s’appliquent.

Par ailleurs, notre approche rompt de façon radicale avec toutes les procédures qui, sous prétexte de « responsabiliser » les enfants, visent, en fait, à les culpabiliser en leur faisant endosser la cause des maux qui les accablent, en particulier l’échec scolaire. Ceci se fait selon une modalité consistant à « blâmer les victimes », mise au service de la justification et de la naturalisation des inégalités de statut qui caractérisent nos sociétés.

Comme le dit le sociologue Luc Boltanski, « il est vital de reconnaître la pluralité des manières d’être au monde et d’y jouer sa vie. Il n’y a pas de vie réussie ni de vie ratée. Personne n’est inutile, personne n’est de trop. A bas l’excellence ! »