Ode à la Curiosité, une blog-série de Mathilde Morgenthaler
1er ÉPISODE (1/4)
Le Rêve
Note au lecteur : Les personnages et les citations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne serait que pure coïncidence.
Il était une fois à l’École Démocratique de Paris, quelques enfants qui étaient agglutinés à la fenêtre, fascinés par une pelleteuse faisant son ouvrage à quelques mètres d’eux.
Les voyant ainsi, j’entrai moi-même dans un état de sidération. Quelle était cette force qui les poussait à se presser ainsi contre la vitre, à se serrer les uns contre les autres ? Leur intense concentration était si palpable que d’autres adultes et moi-même avons ri d’émerveillement à les voir ainsi.
J’entrai comme dans un rêve...
Je pensai alors à tous ces autres enfants chez qui personne ne reconnaît l’existence de cette force, qui coule pourtant chez chacun, telle une source venue des profondeurs de leur être. Ces enfants que l’on écoute peu, que l’on observe peu. Ces enfants qui ne suscitent autour d’eux que peu d’émerveillement. Ceux-là que l’on presse 50 fois par jour, les faisant passer d’une chose à une autre, selon un rythme conçu et établi pour eux... afin que jamais ils ne deviennent des “assistés”. Ces enfants que l’on force à écouter (même s’ils ne souhaitent pas écouter), à dire (même s’ils ne souhaitent pas dire), à faire (même s’ils ne souhaitent pas faire), à regarder (même s’ils ne souhaitent pas regarder), à penser (même s’ils ne souhaitent pas penser). Ces enfants dont la curiosité, l’enthousiasme, la motivation, le désir sont continuellement, répétitivement brusqués, forcés, écrasés et étouffés.
Emile Fournier, Maître d'École :
“Au travail ! On a du pain sur la planche, pour vous rendre un jour dignes de vos maîtres. Interdiction de bouger, de parler, de jouer. Ah, mais je vois que ces petits sauvageons ne sont guère disposés à obéir ! Ils sont épuisants - on voit que le dressage n’a pas encore été entamé par leurs indignes parents. La nature est aussi forte qu’elle est mauvaise, et elle a sur les êtres juvéniles une influence diabolique qu’il nous faut sévèrement mater. Nous serons d’une fermeté impitoyable. Même si cela nous demande de déployer des forces titanesques, nous serons récompensés par la jouissance de les mener un jour à la baguette. Mais tout le monde n’est pas capable d’une telle prouesse, croyez-moi. Un bon maître est un maître à l’intense volonté, déterminé à faire plier, ployer, s’écraser cette vermine. Celui-là sera estimé de tous, car il saura faire régner l’ordre autant qu’il les embarquera dans sa furieuse passion, ce leader charismatique qui a l’art de communiquer. Quant à ceux qui s'obstineront à lui résister, ils seront lourdement châtiés. ”
Sylvie Bonduelle, parent d’élève :
“Bon, cette vision date un peu... Mais dans le fond, ce monsieur n’a pas tout à fait tort. Nous autres parents, avons peur que nos enfants ne soient pas capables de s’en sortir dans la vie. C’est pourquoi nous pensons qu’ils ont besoin d’être guidés, motivés et soutenus par des adultes compétents. Cela nous rassure. Ces personnes sauront les booster, les entraîner, les former, les coacher, les modeler jusqu’à ce qu’ils deviennent… Capables d’être un minimum zélés à l’ouvrage, sachant suivre les consignes du prof, du patron, de l’administration… Et ainsi faire ce qu’il faut pour s’en sortir dans la vie, sans que nous soyons tout le temps derrière eux pour les pousser. Il ne faudrait pas qu’ils s’écoutent de trop… autrement, il pourrait avoir de la difficulté à s’adapter à notre société et ses exigences. Nous-mêmes, si nous avions réellement le choix, continuerions-nous de nous rendre tous les jours à notre travail ? Ils faut bien les préparer à passer leur vie à faire des choses qu’ils n’ont pas envie de faire… Ils ne seront peut-être pas les plus heureux du monde, mais nous préférons qu’ils soient, avant toute chose, à l’abri du besoin. Tout comme ce que nous, leurs parents, avons voulu pour nous-même.”
Damien Delanoix, parent de deux enfants instruits en famille :
"L’école conventionnelle me fait penser à un système d’extraction et d’exploitation d’une énergie inépuisable et d’origine 100% naturelle : l’attention.
Un peu comme la télévision. Quoi de plus comparable à l’école que la télévision ? On est assis, on regarde et on écoute. Passifs. Des fois on a la chance de tomber sur un programme qui nous intéresse. Des fois on trouve ça ennuyeux à mourir. Mais la télé a tout de même au moins 5 avantages sur l’école :
1. Si on s’ennuie on peut aller voir sur d’autres chaînes s’il y a une émission susceptible de nous intéresser davantage - impossible avec la technologie “école”, qui, il faut le dire, a déjà 200 ans...
2. si décidément tout est nullissime, où si on a envie de faire autre chose, on peut à tout moment éteindre la télé - l’école elle n’a pas de bouton stop, elle s’allume et s’éteint à heures fixes et on doit se taper le visionnage de toutes ses émissions.
3. A l’école, interdiction de manger ou de boire en écoutant le prof parler - autre détail non négligeable dont il convient d’informer les utilisateurs potentiels.
4. L’utilisateur peut choisir de visionner n’importe quel contenu, même si ce n’est pas de son niveau. Ainsi, il peut se faire plaisir avec des contenus faciles pour lui (qui le feront de toute façon revoir ses bases), ou laisser sa curiosité le challenger avec des contenus difficiles pour lui.
5. Enfin, la télé est garantie 100% sans évaluations, ni devoirs, ni exercices. Elle est certifiée sans rapport de force avec l’utilisateur. Elle respecte ses usagers et ne s’immisce jamais dans leur vie sans avoir été demandée.
Bref, une technologie haut de gamme,100% éthique et user-friendly, qui se chargera à merveille de votre instruction !
Mais maintenant, imaginez-vous que votre gouvernement vous impose de regarder la ô-combien-merveilleuse-soit-elle télévision 5 à 7 heures par jours, 5 jours par semaine.
Comment vous sentiriez-vous ??
Dépossédé(e) de votre vie ? Déresponsabilisé(e) ? Enchaîné(e), entravé(e), cloîtré(e) ? Deviendriez-vous irascible, avachi(e), déprimé(e) ? Mais on vous pardonnera, car on saura que vous faites votre crise d'adolescence.
Ah, j’oubliai : vous ne la regarderez pas seul(e) : vous serez avec un groupe de 30 personnes, car il va sans dire qu’il faut vous sociabiliser. Toutes ces personnes auront le même âge que vous, comme ça si vos comportements et vos performances ne se valent pas (car vous serez évalués), on ne pourra pas dire que c’est à cause d’une différence de maturation de vos cerveaux... La compétition sera équitable.
Ceux qui auront été les plus faibles face à l’écran hypnotique (enchaînant bien 15 ans de télé obligatoire + jusqu’à 10 ans de télévision supérieure) seront récompensés et jouiront d’une situation confortable (à moins qu’ils ne se rebellent en cours de route). Ceux qui auront été les plus forts à comprendre les rouages de la machine infernale et à s’en détacher, seront les perdants du jeu. Et leur perdition sera, comme la réussite des vainqueurs, très bien planifiée. Ils seront écartés des commandes de ce monde et auront une vie nettement moins agréable.”
Nadine Grouval, professeur de français :
“Oui, c’est vrai qu’on s’efforce de capter l’attention de ces enfants, pour obtenir d’eux qu’ils fassent certaines choses que nous attendons d’eux. On utilise pour ça tout un panel de techniques allant de la plus bête et brutale des coercitions à la plus indétectable des séductions. Parce qu’ils sont jeunes et malléables, on se donne toutes les chances d’imprimer en eux des réflexes et des attitudes durables pour la vie. Mais chaque individu étant différent, il y en a forcément toujours qui ne se laissent pas convaincre. Avec eux, c’est vraiment difficile ! On leur dit qu’on est là pour les aider, on les encourage avec douceur ou on les presse avec fermeté de revenir dans le droit chemin. Mais tout de même, certains sont si fiers, si sauvages, que nous sommes impuissants à les faire changer d’attitude, même leur faisant savoir ce qu’ils risquent à court et à long terme. Que voulez-vous, ces jeunes sont immatures, inconscients et fort déraisonnables. Ils ne veulent pas comprendre où sont leurs propres intérêts. Alors pour bien leur faire savoir qu’on ne lâche rien, on les dévalorise, on en fait la risée de la classe. On leur fait comprendre que parce qu’ils s’obstinent dans leur refus de coopérer, c’est l’enfer qui commence dès maintenant pour eux. Tandis que les meilleurs, ceux qui montrent le plus de zèle à satisfaire à nos attentes, on les félicite, on les récompense publiquement. Ils sont admirés de tous leurs camarades qui travaillent dur pour parvenir un jour à faire aussi bien qu’eux.”
Je crois que des gens parlaient dans ma tête. La discussion était animée, chacun avait son mot à dire. Ils parlaient de l’éducation, l’école, les enfants... Je mis quelques temps à reprendre mes esprits et à réaliser que mon rêve du début avait un tantinet tourné au cauchemar. Je songeai alors de nouveau au début de mon rêve.
Quelques enfants qui étaient agglutinés à la fenêtre, absolument fascinés par une pelleteuse faisant son ouvrage à quelques mètres d’eux...
Etrangement, j’éprouvais le désir intense de comprendre la curiosité, ce qu’elle est, d’où elle vient, comment elle fonctionne.
Dans notre culture, on décrit la curiosité comme la “qualité de quelqu'un qui a le désir de connaître, de savoir”.
Mais sommes-nous conscients de la force avec laquelle ce désir peut potentiellement habiter un individu ? Et jusqu’où peut-elle le mener ?
Moi-même, jusqu’à présent, je ne m’étais jamais beaucoup intéressée à la “curiosité”. D’autres états, comme le “bonheur”, la “créativité”, étaient à mes yeux bien plus intéressants à vivre et à explorer. Mais à présent, je savais que la “curiosité” avait quelque chose de fascinant que je n’avais jamais soupçonné…